Comment (re)donner vie à la Créature Agile ?
Le Lab Oratoire du Dr. Frankenstein : script complet de la conférence
Kaizen ? Kaizen ? Où est-ce que tu te caches encore ? Kaizen ? Viens ici… Viens voir papa Frankie… Ha te voilà mon Kaizen ! Ho mais regarde, nous avons des visiteurs. Dis bonsoir avec ta patte :
« Bonsoir
— Miaou ! »
Si c’est la curiosité qui vous a conduit jusqu’à mon laboratoire je comprends… car mon histoire est pour le moins étonnante. Je sais que certains d’entre vous me croient fous, c’est ce que l’on raconte à la ville. Mais soit, vous recevrez ce que vous êtes venu chercher. Je vais vous relater les faits tels qu’ils se sont produits. Vous me jugerez ensuite. Je vais vous narrer sans rien omettre la genèse de ma Créature Agile.
« Igor, musique !
— Oui, maître. »
Ce fut par une sinistre nuit de novembre que je parvins à mettre un terme à mes travaux. Avec une anxiété qui me rapprochait de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient donner la vie et introduire une étincelle de lean thinking dans cette matière inerte qui gisait à mes pieds. Il était une heure du matin et la pluie frappait lugubrement contre les vitres. Ma bougie allait s’éteindre lorsque tout à coup, au milieu de cette lumière vacillante, je vis s’ouvrir l’œil de la créature. Elle se mit à respirer et des mouvements convulsifs lui agitèrent les membres. Comment pourrais-je décrire mon émoi devant un tel prodige ? Comment pourrais-je dépeindre cet être fébrile dont la création m’avait coûté tant de peines et tant de soins ? Ses membres étaient proportionnés et les traits que je lui avais choisis avaient quelque beauté. Quelque beauté ! J’avais, pendant deux ans, travaillé sans répit pour donner la vie à une créature agile, un Homo Agilens. Pour ce faire, j’avais sélectionné et assemblé des morceaux de premier choix. Je voulais tellement bien faire… Je lui ai inculqué les principes de base : satisfaction du client, culte de la valeur, travail par petites itérations de façon à s’améliorer souvent et maîtriser le changement, excellence technique enfin et intransigeance sur la qualité. Je l’ai instruit patiemment. Je lui ai appris les méthodes ; il a même passé des certifications. Il faut vous dire qu’il récitait le Manifeste par cœur. Vous aussi non ?
Nous découvrons de meilleures approches pour faire du développement logiciel, en en faisant nous-même et en aidant les autres à en faire. Grâce à ce travail nous en sommes arrivés à préférer et favoriser :
- Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils.
- Du logiciel qui fonctionne plus qu’une documentation exhaustive.
- La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle.
- L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.
Merveilleux ! J’étais fier parce qu’il était beau et très réussi. Vous aussi, mes créatures, vous êtes beaux. Vous pouvez être fiers de vous parce que vous êtes superbes. Tenez, ça me prend comme ça, j’ai envie de vous photographier. Allez, levez-vous, photographiez-vous. Tout s’annonçait si bien. J’étais impatient de le voir à l’œuvre. Je l’ai envoyé en entreprise, se confronter à la réalité, sur un vrai projet. Hélas… il a changé. Le temps a fait de lui un être aigri, bien loin des idées que je lui avais transmises. Il a changé, et je l’ai renié :
« Tu es un Monstre ! Mon Monstre, certes, mais un Monstre. Un Monstre Agile. »
Je voulais tellement bien faire, façonner l’agiliste parfait. Ce but, j’avais cherché à l’atteindre avec une ardeur immodérée – mais maintenant que j’y étais parvenu, la beauté de mon rêve s’évanouissait et j’avais le cœur rempli d’épouvante et de dégoût. Incapable de supporter la vue de l’être que j’avais créé, Agilus Horribilis.
« Quoi chose affreuse, tu n’as pas réussi à mettre en œuvre les principes, les méthodes, les outils ? Tu n’as semé que chaos et déroute dans tes équipes ? Tu as mécontenté tes clients ? Ton échec, mon enfant, ma chose, c’est le mien. »
Alors il s’est enfui, dans les ténèbres. Ma créature est partie et j’ai crié… crié… Lean pour qu’elle revienne. Qu’avais-je raté en cours de route ?
« Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? » (Scapin, Acte II scène 7)
Il fallait que je comprenne… Qui étaient-ils, ces repentis, ces grands déçus de l’agilité ? Je voulais tellement les connaître que je suis allé à leur rencontre, de par le Monde connu. Alors ils y a ceux qui disent : « La méthode agile, de vous à moi, j’ai bien essayé mais ça ne marche pas ! »
LA méthode agile ? (3 fois) Mais qu’est-ce que ceci ? Ce petit coin de nature est l’endroit idéal pour vous présenter LA méthode agile. LA méthode agile, c’est « Quand on veut, on peut ! » Oups, au temps pour moi, je confonds avec la méthode Coué.
LA méthode agile c’est « Quand on colle, on rigole ! »
« Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »
Il y a aussi les revanchards. Ceux qui assènent du : « À un moment donné, on a besoin de faire de la vraie gestion de projet, avec des roadmaps, des engagements et du suivi. » La VRAIE gestion de projet ? (2 fois) « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? » Ha j’ai failli oublier les plus effroyables d’entre tous, ceux qui surnagent, les gravitationnels, les énarques de l’Agilité, qui vous interrompent péremptoirement dès l’entame par un : « C’est bon, Agile, Scrum, tout ça… On maîtrise tellement qu’on a arrêté de faire des rétros. » Mais… Mais… « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »
Des monstres, je vous dis, ce sont mes monstres, d’affreux monstres qui pensent faire de l’Agilité, mais qui n’ont en réalité mis en œuvre qu’un brouet de méthodes gluantes, un recousu de pratiques désincarnées, bref des égarés manifestes, des Disparus de Saint-Agil qui n’ont rien compris. J’avais fatalement raté quelque chose. J’ai repris mes équations, compulsé les formules, invoqué les théorèmes. Et… Eureka ! Bien sûr qu’il manquait un composant essentiel : le Sens ! J’avais échoué à lui donner du sens, ou peut-être l’avait-il simplement perdu. Dans tous les cas, c’est précisément ce que nous devons faire, mes petites Créatures. Nous allons retrouver le sens perdu.
Je ne vais pas vous mentir, je ne vais pas vous le donner. D’une part parce qu’il est par essence incommunicable – avouez que ce serait tristement trop simple – et d’autre part parce que c’est en vous qu’il va falloir le trouver. Cependant je peux vous dire où chercher. J’ai bien dit chercher ; avant toute chose, il faut s’impliquer. L’engagement, c’est passer du sensé au sensible. Bien au-delà d’un écart de posture, c’est une mue, un changement de nature. « Un papillon n’est pas une grosse chenille. », disait François Varillon. La transformation agile impose à chaque collaborateur de sortir de sa chrysalide et s’ouvrir au monde, passer d’un état de spectateur à celui d’acteur, de la perpendiculaire au niveau, en d’autres termes faire de chaque jour une aventure. Alors quoi ? En route ! En route pour l’Aventure !
Générique. Parce que oui, au début d’une aventure, il y a toujours un générique. Cela ne vous arrive jamais, sur le chemin du bureau, en marchant dans la rue, d’imaginer un générique qui accompagnerait votre trajet ? Illustration. Vous noterez que le générique pose d’emblée un cadre, une ambiance, qui varie selon la musique. Vous sentez combien l’orientation – le Sens – diffère radicalement dès le départ ? C’est exactement pareil pour votre métier sauf que c’est vous qui écrivez la mélodie. Tenez, dès demain, faites l’exercice d’imaginer (et pourquoi pas de chanter) votre générique en allant travailler. Il en va de même pour un projet Agile.
Enfin… D’aucuns diront « sur un projet, on n’est pas tout seuls alors pour le sens, c’est plus compliqué ». Certes, cette fois il faut chercher au-delà du catéchisme et faire entrer sur scène une nouvelle créature : l’Autre. Les valeurs de l’agilité portent une promesse, celle de l’ouverture à l’autre, de l’enrichissement par l’immersion dans une équipe. Ma créature, tu dois apprendre à écouter, communiquer, aimer. Car oui, aimer ! Et si le meilleur job du monde, en fin de compte… c’était équipier ? Team Member ? Évidemment la formule ne fonctionne qu’à partir du moment où les bonnes attitudes sont partagées par l’ensemble du groupe. Mais dans un environnement hostile, comment rencontrer et s’entourer des gens comme soi ? D’autres créatures agiles, pétries de valeurs semblables en tout cas.
« Tea for two and two for tea…
— tinana nani nana…
— Are you ?
— You are Big Moustache ?
— I don’t understand…
— Comment ça “merde alors”, but alors you are French ? » (La Grande Vadrouille)
Plus sérieusement, si je vous disais qu’il faut chercher l’autre en soi-même, vous allez me prendre pour un fou n’est-ce pas ? Pourtant c’est bien ainsi, et ce n’est pas de tout repos. Croyez-moi, mes Créatures, vous aurez tous du Sens sur les mains. Et puisqu’il est question de mains, je vous propose un petit jeu : jeu de mains… Levez-vous, tournez-vous face à la créature agile à côté de vous, deux à deux, et posez-vos mains contre les siennes. Retirez-les seulement lorsque vous ne serez plus des inconnus l’un pour l’autre.
Ce n’est qu’une question de temps. Rien dorénavant ne sera pire pour toi que le manque de Sens. Du reste, le slide suivant n’a absolument aucun sens, mais je n’ai pas eu le cœur de le retirer. Maintenant que j’y pense, si je l’utilise comme illustration du non-sens, du coup il prend du sens. Dans le contexte qui est le nôtre, il cesse du coup d’être dénué de sens, et je ne peux plus en faire la démonstration de son absence. Mais donc je ne peux pas le retirer puisqu’on frôle l’un des sens. Tu vois où je veux en venir ? Oui ? Non ? Ô Golem, mon Golem, à présent que tu es fin prêt pour le voyage, nous allons pouvoir commencer notre expérience alchimique : distiller chaque principe de l’agilité pour en extraire l’Essence pure, puis nous les combinerons pour recréer le Sens. Bienvenue dans mon « Laboratoïre » !
Pour bien comprendre la problématique du Sens au travail, il faut faire un tour du côté de Morin. Heu non, pas Daniel Morin le journaliste, mais Estelle Morin la psychologue. Maître de conférences à HEC Montréal, spécialiste des questions d’intelligence émotionnelle et de santé mentale en entreprise, le professeur Morin a longuement étudié la question du sens au travail. Elle explique ainsi que pour que le travail soit générateur de sens, il doit être une source de satisfaction pour la personne qui l’effectue, correspondre à ses intérêts, faire appel à ses compétences, stimuler le développement de son potentiel et lui permettre d’atteindre ses objectifs. Vous noterez que l’on parle en même temps de sens au travail et de sens du travail, car les deux sont intimement mêlés. Cette quête est éminemment subjective et personnelle. Le psychiatre Viktor Frankl y voit la recherche d’un état d’harmonie et de cohérence intérieure en réduisant la distance entre l’expérience interne, et les stimuli externes résultant de la situation vécue. Sur le lieu de travail, Estelle Morin regroupe ces stimuli autour de 6 axes : l’utilité sociale, l’autonomie, les occasions d’apprentissage et de développement, la rectitude morale, la qualité des relations et la reconnaissance. Ça alors ! Mais ça tombe bien, parce que l’agilité les active tous !
Et si le manifeste – notre manifeste – était en réalité une formule, un code, une clef permettant de réduire cette dissonance cognitive dont parle Frankl, et d’accomplir la synthèse du sens et du bien-être ? Non, ce n’est pas le synopsis du prochain roman de Dan Brown, encore que. Tenez, je vous le prouve. Préférer et favoriser :
- Les individus et leurs interactions ; une équipe agile est tout simplement magique, et je vais tâcher de vous en convaincre. Qualité des relations.
- Du logiciel qui fonctionne, ou comment s’accomplir dans la recherche de l’excellence et du travail bien fait. Rectitude morale.
- La collaboration avec les clients, à savoir trouver la mesure de son utilité dans le service rendu et la valeur apportée. Utilité sociale.
- L’adaptation au changement, enfin, valorise la créativité, l’intelligence de situation, la capacité à évoluer soi-même tout en enrichissant les autres. Opportunités de développement.
Ici se manifeste la reconnaissance, interne comme externe, et là s’ouvre le domaine de l’autonomie, technique ou créative. Je vous l’avais dit n’est-ce pas ? Ouvrons grand la poterne sur la dimension Prométhéenne du Frankenstein.
Au centre du paradigme agile, on place souvent l’équipe. Elle en est le cœur frémissant, fragile aussi. Une équipe agile n’est pas une simple somme de créatures agiles. C’est un peu plus, et dans ce delta insaisissable, il y a du sens. C’est comme un code génétique auquel chaque membre de l’équipe contribue et qu’il s’approprie ensuite dans sa globalité. Pour bien le comprendre, il faut faire un tour du côté de Morin. Heu non, pas Christian Morin le clarinettiste, mais plutôt Edgar Morin, le philosophe. Dans le cinquième tome de son ouvrage « La Méthode », Edgar Morin définit le concept d’hologramme comme une image où chaque point contient la presque totalité de l’information sur l’objet représenté. Cette vision induit que non seulement la partie est dans le tout, mais que le tout est inscrit d’une certaine façon dans la partie. Si l’on transpose au cosme d’une équipe agile : chaque personne est dans l’équipe, mais l’équipe toute entière rayonne en chaque personne. La construction du Sens procède donc ici d’une véritable activité d’équipe, laquelle peut être facilitée par le recours au jeu ou au théâtre. Ce dont nous parlons nécessite bien sûr le préalable de l’écoute et de la confiance.
Parce qu’elles mettent l’accent sur la qualité, et par le questionnement constant qu’elles induisent sur la notion de « fini », les méthodes agiles font de nous des artisans – entendez par là celui qui met son art au service d’autrui – ou même, n’ayons pas peur des mots, des artistes. En professionnels passionnés nous chérissons le travail bien accompli, et la rectitude morale interdit toute compromission sur cette exigence.
Mais si cette Équipe Agile met en action cette expertise technique, c’est parce qu’à la source il y a un client, avec un besoin. Parce que le travail effectué vient répondre à ce besoin, on peut en estimer la valeur à l’aune de la satisfaction obtenue, ou plus globalement de tous les bénéfices humains qui en découleront par la suite. L’unité de mesure du travail livré à chaque itération devient donc une quantité de solutions apportées, ou bien de renforcement de la relation car ce qui caractérise la démarche agile c’est l’implication maximale du Client dans tout le processus, y compris le retour direct sur le service rendu. Au final, nous éduquons le Client autant qu’il nous fait grandir. C’est toute la beauté du procédé. L’amélioration continue est un apprentissage permanent, rendu possible parce que le cadre bienveillant de l’équipe – à la fois responsable et auto-organisée – accepte l’erreur comme pendant indissociable de l’innovation. La transformation agile réhabilite la liberté dans l’entreprise.
Voilà donc rapidement évoqués quelques composés fondamentaux qui te permettront en les combinant, ma Chère Créature, au fur et à mesure de tes expériences, de créer cette Pierre Agile qui transforme le plomb en Scrum et libère le Sens. Quoique… N’ai-je pas oublié un dernier ingrédient ? Ne manque-t-il pas une épice à la recette, la plus importante même. Quid du plaisir dans tout ça, le Sel si cher aux alchimistes parce qu’il lie tous les autres ingrédients entre eux ? Je dirais donc, ce sera ma conclusion en forme d’invitation, que pour parfaire ta quête de sens, ma Bête grrrrrr… n’oublie pas d’inviter le plaisir et la fantaisie au travail. Pour ceux qui n’auraient pas saisi, parler de Fantaisie au Travail relève de l’oxymore poétique tant ces deux termes s’opposent radicalement. En effet, le mot « travail » vient de tripalium, sympathique instrument de torture romain constitué de trois pieux. Bref, je vous laisse imaginer.
Alors quoi ? Osez ! Il faut oser. Oser ré-enchanter l’agilité comme un pacte pour réhabiliter la bienveillance et la créativité au travail. Soyez des Monstres, mes créatures, mais des bons monstres, des monstres gentils. L’agilité c’est une révolte gentille et permanente. Alors révoltez-vous, gentiment ! Levez-vous, frappez dans vos mains. Regardez, j’enlève ma blouse parce que pour ça, vous n’avez pas besoin de professeur, vous n’avez pas besoin d’éducation.
We don’t need no education.
We don’t need no thought control.
No dark sarcasm in the classroom.
Teachers leave them kids alone.Hey! Teachers! Leave them kids alone!
All in all it’s just another brick in the wall.
All in all you’re just another brick in the wall.