Franck Rageade - L'agile d'aliénés - Pouces en l'air - ©Fabien Puig

Plus on est de fous, plus on Shuhari !

(Générique : The Agile Manifesto Picture Show)

Alex est assis dans un fauteuil à son poste de télétravail. Il porte une robe de chambre.

Ce matin, elle buvait son thé devant la machine. Je me suis approché.

— (A) Elle est jolie ta robe aujourd’hui, j’ai dit.
— (B) Oh merci, c’est gentil. Toi aussi, Alex, ton T-shirt est… superbe !
— (A) C’est le même qu’hier.

Il y a eu un silence, gêné.

— (A) Tu n’aurais jamais dû dire ça hier pendant la démo, tu es allée trop loin.
— (B) C’est bon, ça m’a échappé. Il faut dire que je ne sais pas ce que vous aviez encore fichu, mais le site était tout cassé !
— (A) Le site marchait très bien, j’ai répondu.
— (B) Prends-moi pour une idiote, elle a dit, je voyais très bien sur mon ordinateur que le site était cassé.
— (A) Tu n’étais pas connectée au bon environnement, j’ai dit, c’est juste ça. Il faut que tu testes en pré-prod.
— (B) Ha oui, d’accord, et c’est quoi l’adresse de la pré-prod ?
— (A) On te l’a déjà donnée hier, j’ai répliqué.
— (B) Hé bien tu vois, vous me le dites comme ça, mais après… j’oublie. C’est compliqué avec vos chiffres et vos slashs bidules.
— (A) Tu n’as qu’à la stocker dans tes favoris, ou la noter sur un post-it.
— (B) Ho dit ça suffit Alex hein ! Il n’est pas question que tu me fasses la morale !

Franck Rageade - L'agile d'aliénés - Alex assis - ©Fabien Puig
Franck Rageade – Agile Grenoble 2022 ©Fabien Puig

Béatrice est notre chef de projet ; on ne peut pas vraiment dire Product Owner parce que chez nous, Scrum, c’est tout une histoire. L’agilité, il y a ceux qui veulent la réformer, ceux qui veulent la dépasser – bienvenue dans le post-agile – ceux qui veulent la réenchanter, et ceux, nombreux, qui voudraient juste l’appliquer tranquillement. Béatrice est de ceux-là. Elle essaye de comprendre, de s’impliquer, mais c’est souvent laborieux. Un peu spéciale, elle est célibataire, le visage pâle les cheveux en arrière. C’est comme ça. (Elle avoine). Entre nous, on la surnomme Béatriste. Elle fait de son mieux avec les moyens dont elle dispose, c’est indiscutable. Pourtant les choses se sont fortement dégradées depuis quelque temps, surtout depuis qu’il est arrivé… Monsieur Foin. Hier justement :

— (B) C’est vraiment du travail bâclé, Simon ; tout ce temps perdu par ta faute.
— (A) « La faute d’un autre, il faut la laisser où elle est. », j’ai dit.
— (B) C’est de qui ?
— (A) Marc-Aurèle. L’empereur romain.
— (B) « Veni, vidi, vici »
— (A) C’est Jules César.
— (B) Hé bien c’est pareil non ? Il a écrit aussi !
— (A) La Guerre des Gaules
— (B) La guerre de quoi ?
— (A) La Guerre des Gaules, c’est le livre de Jules César.
— (F) Avec toi ce serait plutôt la Guerre des Mongols, hein Alex ?

J’ai pas répondu. Je l’ai vu rire. Je sais qu’elle a ri.

— (A) Pourquoi tu as ri à la blague de M. Foin ? Ce n’était pas drôle.
— (B) Si c’était drôle. Un peu d’autodérision de temps en temps. Tiens, maintenant que tu le dis, il y a une tache de mayonnaise sur ton t-shirt.

Je suis de longue date un adorateur de Marc-Aurèle, souverain et philosophe, un vrai manager agile 2 000 ans avant notre ère. Les « pensées pour moi-même » ont tempéré les affres de mon adolescence, et j’y replonge régulièrement puiser quelques maximes stoïciennes pour surmonter les récifs de mon existence. Par exemple, « dès l’aurore, dis-toi par avance : je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un insociable. Tous ces défauts sont arrivés à ces hommes par leur ignorance des biens et des maux. Je ne puis éprouver du dommage de la part d’aucun d’eux, car aucun d’eux ne peut me couvrir de laideur. ». On voudrait toujours que les gens qui nous blessent aient de vrais noms de tyrans genre « Butcher », « Douglas », ou même « Du Tremolet de la Chaisserie » mais Foin quoi… Depuis qu’il a rejoint la société il y a 3 mois comme Directeur Commercial, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il a fait l’unanimité… contre lui. Gérard Foin. Bête à en manger direz-vous.

— (A) Mais enfin, quelle mouche t’a piqué pour prendre son parti contre l’équipe ? Il est constamment dans le jugement ; il est méchant.
— (B) Il faut toujours que tu exagères. Je le trouve très bien moi.
— (A) Très bien ? Tu parles… Le management Gérard chic : vertical à tous les étages.
— (B) Il a une expérience certaine et ses remarques sont très pertinentes.
— (A) Du genre « La confiance n’exclut pas le contrôle »
— (B) C’est faux ?
— (A) Non, c’est Lénine
— (B) Voilà, c’est un homme de convictions
— (A) Il méprise les développeurs, et moi le premier : il m’a carrément pris en grippe.
— (B) Il faut aussi que tu te remettes en question. Le jour de son arrivée tu n’as rien trouvé de plus intelligent que d’appeler qui tu sais. Tu m’étonnes après ça qu’il se questionne à ton sujet.
— (A) C’est totalement injuste. Tu sais que je n’y suis pour rien. Il a remis en cause la rétro. Il a failli balayer d’un revers toutes nos pratiques agiles. Il fallait que quelqu’un agisse.
— (B) Oui hé bien calme-toi tout de suite, sinon tu sais très bien ce qui va se produire. Prends ton traitement !

La rétro « hindoue » ; comment pourrais-je l’oublier ? Tout est parti d’une blague, à la machine à café : « ôte-moi d’Hindou ». Comme Simon, notre Scrum Master, est toujours à l’affût du moindre concept d’animation original, il a aussitôt décidé d’organiser une rétro Hindoue. Nous nous sommes donc retrouvés assis en tailleur un vendredi matin dans la salle Belledonne – chez nous les salles de réunion s’appellent Vercors, Chartreuse, Oisans et Belledonne – à faire une variante des chapeaux de Bono, mais avec des turbans. Nous clôturions le 27e sprint de l’équipe « back », nommée ainsi par opposition à l’autre équipe « front », même si nous nous doutions que l’inverse était également vrai. Simon nous a fait remarquer que 27 était un nombre Harshad.

— (S) C’est un nombre qu’on peut y diviser par la somme de ses chiffres, en l’occurrence ici 9. Étymologiquement, en sanskrit, ça veut dire « procurer une joie abominable ».
— (A) Harshad, j’ai fait remarquer, c’est un bon nom d’équipe non ?
— (B) Je préfère Vishnou, parce que comme dit le proverbe : plus on a de bras, plus on écrit !

Ainsi nous devînmes les « Vishnou » – littéralement « le sauveur des hommes », bien que si nous devions compter sur nous-mêmes pour se sauver nous n’étions pas sortis de l’auberge. Vous percevez mieux j’imagine le niveau d’autonomie de l’équipe dans la prise de décisions. J’ai tenté, une fois où elle était bien lunée, le Delegation Poker avec Béatrice. La synthèse, en une phrase : « Va me chercher un thé, par contre je te laisse une autonomie totale pour organiser la manière dont tu vas t’y prendre ». Depuis, sa réponse invariable c’est « Vishnou la paix ». Fondamentalement je ne crois pas en Dieu, ou plutôt si, en plusieurs : Richard Stallman et Jimmy Page. Les disciples de Stallman se reconnaissent à leur barbe foisonnante et à leur t-shirt. Les disciples de Page ont les cheveux blancs mais se pensent éternellement jeunes au motif qu’ils portent des vestes en jean. À la fin de la cérémonie, Béatrice a profité du fait que nous étions tous rassemblés pour nous présenter le tout nouveau directeur commercial, M. Foin.

— (F) Mais c’est Woodstock ici ! Je comprends maintenant pourquoi les résultats sont en berne. Je vais te mettre tous ces beatniks au turbin tu vas voir.
— (A) C’est une rétrospective, une réunion indispensable au processus d’amélioration continue.
— (F) Rappelle-moi, t’es qui toi déjà ?
— (B) Alex est notre développeur full-stack.
— (F) Foulastack, foulastack, foulamerde oui !

Je n’ai rien dit. J’ai pensé « ça va le faire venir, c’est sûr ».

— (F) Alors les gars, vous avez quoi comme bagnoles ? Moi aussi, j’ai fait du code à l’école : du Turbo Pascal. J’ai une Audi A8. Ça c’est de la bonne caisse, pas vrai Béatrice ?
— (B) Alex vient à bicyclette.
— (A) J’essaie d’être éco-responsable !
— (F) Et alors ? Qu’est-ce que ça me fait ? Tu veux pas que je t’offre un Big Jim en plus ?
— (B) Les informaticiens de nos jours sont de grands enfants.
— (F) C’est comme leurs trottinettes-là… Plus moyen de se garer sur un trottoir.
— (S) Quand même, le trottoir…
— (B) Il faut bien venir au travail.
— (F) Mais ouvre les yeux, tu appelles ça du travail ? C’est la fête du patchouli ici, une copinade chez Ravi Shankar.
— (A) Ce sont des jeux sérieux.
— (F) Des jeux sérieux ? Et quoi encore ? Je sais très bien comment ça se passe avec les tire-au-cul. On commence par faire du bilboquet au bureau et ça se termine au bistrot devant le billard électrique.

J’ai pas répondu. Il a surgi d’un coup. Je n’ai rien pu faire pour l’empêcher. Frank. Frank’n’Coacher.

(TransvestAgile)

Franck Rageade - L'agile d'aliénés - Frank'n'Coacher - ©Fabien Puig
Franck Rageade – Agile Grenoble 2022 ©Fabien Puig

Franck est coach ; le coach agile que j’aurais rêvé d’être. Au début, quand on s’est rencontré je veux dire, je gardais nos échanges juste pour moi, mais au bout d’un moment c’est devenu difficile de le cacher aux autres. Alors j’ai fait en sorte de leur présenter, et contre toute attente l’équipe l’a aussitôt plébiscité. Bon, depuis je suis forcé de prendre des cachets mais c’est une autre histoire. Tout ça pour dire que les apparitions de Frank apportent toujours de grands moments de partage et une remise à plat salvatrice de nos processus. Ce jour-là, vous vous en doutez, il a pilonné sur la richesse des jeux et je crois qu’il en a mis une sacrée couche sur Foin. En tout cas, il est rentré la tête basse dans son Audi et on n’a plus entendu de commentaires sur Vishnou.

Quelques jours après notre discussion un peu directe au café arrive le soir de la traditionnelle croziflette karaoké que nous organisons chaque mois à la Marmotte Bourrue. Je ne sais pas l’expliquer, mais j’ai un lien tout particulier avec cet endroit. Je l’aime, je m’y sens bien. Bref, sitôt entré je m’assieds sans attendre à côté de Béatrice.

— (A) Je suis désolé. J’ai été un peu dur avec toi l’autre matin. Dur Alex… sed lex.
— (B) Hein ? Quoi ? N’en parlons plus, tu vois j’avais oublié Alex.
— (A) Ce serait bien si on pouvait prendre le temps de parler un jour prochain, d’échanger nos points de vue sur la feuille de route et sur ce qu’on pourrait…
— (B) Oui oui Alex, bien sûr, tu as raison, je vais initier un « Doodle ».

Son regard est rivé sur Monsieur Foin qui revient goguenard et cramoisi d’une partie de fléchettes. Je n’aurais jamais imaginé que lancer des petites fusées métalliques pouvait essouffler à ce point. Je remarque surtout qu’il a un fragment d’olive noire collé sur une dent, et que de larges auréoles humides maculent sa chemise aux trois quarts sortie de son pantalon.

— (F) Alors qui se lance sur le karaoké ? Alex, tu dois bien connaître quelques tubes qui tournent en boucle dans ton walkman ?
— (A) Je ne sais pas chanter.
— (B) La dernière fois qu’on l’a poussé sur scène, il n’a pas réussi à sortir le moindre son et c’était plutôt incommodant.
— (F) Je suis imbattable sur Eddy Mitchell. On peut dire que c’était un vrai rocker, pas comme ces mous de la flûte qui passent à la télé désormais.
— (A) Il n’est pas mort que je sache.
— (S) Non, j’y ai même entendu sur France Bleue en venant.
— (B) J’ai l’impression que tu vas faire le spectacle ce soir, Gérard.

Je n’ai rien dit. Je suis rentré tôt, car je ne bois pas et je suis de toute façon mal à l’aise après 21 h. Le lendemain, nous débutons par le planning. En général, je suis le seul en grande forme tandis que les autres sont tous avachis à cause des excès de la veille, mais pas cette fois. De façon surprenante, Béatrice est comme transformée, effervescente. D’habitude elle déplace les post-it avec minutie, en les ajustant sur la même ligne horizontale et en prenant grand soin de repasser plusieurs fois sur le bord collant pour le mettre bien à plat. Or là, elle se laisse aller à des gestes amples, frivoles, presque désinvoltes. Elle ponctue chaque phrase par ce genre de sourire aveuglant que l’on ne voit que dans les publicités pour les solutions buccales.

— (B) Alors la migration de npm à Yarn, vous me la faites à combien ? 13 ? 21 ?
— (M) Il faudrait découper, répond Marie.
— (B) Et le fix sur le bouton de partage, c’est bon ?
— (N) C’est en test… Norman zozotte un peu. Z’ai fait le commit hier.

Les plus perspicaces auront relevé que nous faisons l’économie du « en tant que ». Chez nous, les personas sont non grata.

— (B) Très bien, dans ce cas, admirez les belles stories que j’ai apportées pour vous.

Tout devient soudain évident, lumineux. Un soleil printanier baigne généreusement le vieux port le long duquel serpente la farandole chamarrée des parasols sur les étals. Elle trône là, fièrement, derrière les caissettes emplies de la pêche du jour. Une brise venue du large fait virevolter ses mèches vagabondes.

— (B) Il est beau mon refacto, ils sont frais mes fruits de merge. Combien pour mon backup Mongo ?
— (F) Je vais prendre un filet de turbot. Ça c’est de la poiscaille, pas vrai Béatrice ?
— (M) Il faudrait le découper
— (F) Désolé je n’ai que des grosses coupures. Vous prenez la carte American Express ?
— (B) Vous vous n’êtes jamais sur la paille Monsieur Foin !

Non loin,

— (S) Je vous y mets un peu de Fourme d’Ambert ? Et cinquante qui font cent, bien servi.

Marc-Aurèle, à nouveau : « Creuse au dedans de toi. Au dedans de toi est la source du bien, et une source qui peut toujours jaillir, si tu creuses toujours. » Creuser dans mon ventre. Il est affreux, ce mot, « manager ». Il vient directement d’un ancien verbe français « manéger », à savoir dresser un cheval au manège, lui-même construit sur « manus », la main, en le tenant fermement en main. Charmant. Gérer dérive lui de gerere, dont l’un des sens est enfanter. Je propose donc d’employer « donner », ou même « aimer », plutôt que « gérer » ou « manager », avec l’idée que la source des liens humains se terre au plus profond de son ventre.

Un jour, nous fêtons l’anniversaire de M. Foin. Il fait tout un tas de simagrées en déballant son cadeau : un mug violet avec une anse en forme de biceps sur lequel est écrit « Si tu veux frôler la perfection, passe près de moi. ». Une idée de Béatrice. J’avais proposé un proverbe africain : « Le chameau ne voit pas sa bosse. ». Veto catégorique. Et pour cause, le voilà aux anges.

— (F) T’as eu raison de la prendre violette. Ça mitraille sec ! Vous l’avez ? Jean-Pierre Marielle ? Comme la Lune…
— (A) Non, on ne l’a pas.
— (F) Jean-Pierre Marielle, dans les galettes de Pont-Aven… Rhaa ! Quel sacré bonhomme il faisait.

Elle a pouffé. Cela m’a énervé qu’elle ricane, parce que quand moi je fais des blagues au stand-up elle ne rit jamais. J’aime bien plaisanter vous savez. Mardi dernier, par exemple, nous attendions Patrick, et j’ai lâché du tac au tac « Il doit sans doute faire tourner les servlets ». Manifestement ça fonctionne mieux avec Marielle. Béatrice lui dit que nous avons tous cotisé, du coup il se sent obligé de faire le sympa et vient se caler derrière ma chaise. Il pose son gros doigt gras sur mon écran.

— (F) C’est de l’Unix ?
— (A) Ubuntu
— (F) Moi je suis sous Macintosh.
— (A) C’est iOS
— (B) Ne commence pas à faire l’insolent Alex ! M. Foin essaie de s’intéresser.
— (F) Et tous tes camarades là, vous faites tous du Bountou ? D’ailleurs ils sont où les autres ? Il est dix heures passées et ils ne sont pas encore arrivés ?
— (A) La moitié de l’équipe est en télétravail.
— (F) En quoi ? Dis plutôt au travail devant la télé. Tu vas vite me siffler la fin de la bamboche, n’en déplaise aux glandus. Chassez le naturel, il revient au boulot. On n’est pas une entreprise fantôme.
— (A) Mais on fonctionne très bien en…
— (F) Je vais te dire un truc le boutonneux. 2 kilomètres ou 2000, pour moi, c’est kif-kif. Si c’est pour causer à des webcams, autant faire turbiner des Lituaniens : la qualité sera la même et ça coûtera bien moins cher.
— (A) Punaise, bonjour la confiance…
— (F) La confiance n’exclut pas le contrôle.
— (A) De fait, si.
— (B) Je vais leur passer le message dès demain.
— (A) Ça y est, te voilà à la botte de Foin maintenant ?
— (B) Mais…
— (F) Laisse Béatrice, c’est la jeunesse. On a besoin de s’affirmer, hein, alors on bombe le torse. On fait le chicaneur parce qu’on joue à Pac Man sur son téléphone GSM. Je vais te dire, j’ai gardé mon Palm Pilot plus de dix ans. C’était inusable !
— (B) Oh ça oui, inusable.
— (F) On savait y faire à notre époque, hein Béa ?

Et il lui pose la main sur l’épaule.

— (A) Elle s’appelle Béatrice !

Béa… Elle ne s’appelle pas Béa. Personne ne l’a jamais appelé Béa. Papa ne l’a jamais appelé Béa. Le soir même, je décide d’en parler à Aurélien… mon thérapeute. Généralement je n’ai pas grand-chose à partager pendant nos séances parce que ma vie se déroule de façon très normale, mais là je relate d’emblée l’affaire avec Monsieur Foin. Il me demande si j’ai un problème avec le fait qu’elle se rapproche de lui.

— (A) Aurélien, je dis, je n’ai pas de problème avec le fait qu’elle se rapproche de lui mais enfin, on parle tout de même de ma mère.

Il m’explique qu’elle a parfaitement le droit de vivre sa vie de femme et que je ne peux pas mettre en place des tests unitaires sur tout ce qu’elle fait. Du reste, il est convaincu que si je faisais un pas vers Monsieur Foin et que je m’ouvrais davantage à lui, notre relation s’en trouverait totalement apaisée. Peut-être que je devrais faire montre de pédagogie et le former aux fondamentaux de l’agilité ?

(I can make you a mate)

La même semaine donc, je profite de son passage dans l’open-space pour lancer Foin sur les 4 valeurs du manifeste.

Franck Rageade - L'agile d'aliénés - TransvestAgile - ©Fabien Puig
Franck Rageade – Agile Grenoble 2022 ©Fabien Puig

— (F) Par principe tu sais, je fais plus confiance à la police qu’aux manifestants.
— (A) C’est juste un mot, j’ai soupiré.
— (F) Peut-être. N’empêche que ça ressemble drôlement aux 10 commandements ton cantique-là. C’est plutôt sectaire.
— (A) Mais pas du tout ! Il faut lire au contraire une volonté collective d’être plus utiles, d’apporter plus de valeur à nos clients.
— (F) Qu’est-ce qu’on s’en fout des clients ? Si vous, les programmeurs, utilisiez plus le produit vous sauriez ce qu’il faut faire. Moi je suis un power user et je sais précisément ce qui nous manque. Si on s’arrête à un client, on est mort.
— (A) Dans ce cas, voyez l’agilité comme une invitation à définir des priorités.
— (F) Mais de quoi tu causes ? Figure-toi que l’homme de base n’utilise que 10 % de son cerveau. Si vous faisiez en sorte avec tes acolytes d’en réveiller ne serait-ce que la moitié, la question ne se poserait même plus.
— (A) Vous dites cela sérieusement ?
— (F) Moi au moins, je pense !
— (A) Je souhaite juste en discuter, en bonne intelligence ; c’est un autre mot, je ne sais pas s’il vous parle.
— (F) Faut croire que cela ne fait pas partie des valeurs de notre entreprise ! Quoi encore ? Je rentre dans le bureau et je me fais aboyer dessus comme si j’avais les pieds qui puent. Ils sont où là tes accords aztèques, « Que ta parabole soit impeccable ! » ? Je vendais de l’informatique que tu n’étais encore qu’un gamète dans le ventre de ta mère.

J’ai pas répondu. J’ai couru aux toilettes. J’ai pris mes comprimés. Respire Alex. « Moi au moins je pense ». Cet aveu me tourmente. Gérard Foin pense ; il n’est donc pas le Adolf Eichmann de Hannah Arendt. Sa conscience du Bien et du Mal n’est pas anesthésiée. Il assume les conséquences morales de ses choix managériaux. Je passe de l’eau sur ce visage que je vois dans le miroir : celui d’Alex ? Celui de Frank ? Reconnaître Autrui c’est donner. En présentant mon visage nu à Monsieur Foin, loin de blesser sa liberté j’appelle sa responsabilité, entière, infinie, et comme l’écrit Emmanuel Lévinas j’instaure l’éthique.

— (F) Arrête ta flûte à bec, face de truite. Le seul philosophe que j’apprécie, c’est la vinasse.

Respire Alex. Un adulte au repos effectue en moyenne 16 respirations par minute, soit 23 000 par jour. De combien nous souvenons-nous ? La dernière qui me revient en tête, c’était au café, avec Marie.

— (M) Depuis quelque temps je te trouve complètement passif quand on raffine les sujets. Tu n’es pas du tout force de proposition et nous sommes plusieurs à trouver cela pesant.

Je sais que Marie a une dent contre moi, depuis que je lui ai fait remarquer qu’elle mange chaque midi son bento la bouche ouverte devant son PC et que c’est assez répugnant quand on code à côté.

— (M) Il faut vraiment que tu parles un peu moins dans ta tête, et plus avec les autres, Alex.
— (A) Je te remercie pour ce retour intéressant, mais peut-être qu’il aura plus sa place à la prochaine rétro ?
— (M) Je suis encore libre de te faire des retours quand je veux non ? Ôte-moi d’Hindou ?
— (S) Attends, mais c’est bon ça, j’y note.

Respire Alex. Faire taire les voix, fuir loin, s’apaiser, être utile, enfin… Dans le « De Brevitate vitæ » — De la brièveté de la vie — Sénèque questionne notre rapport aux priorités : « Nous n’avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue ; elle suffirait, et au-delà, à l’accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés. » Les latins ont créé le concept d’otium pour désigner le temps libre, non pas le temps vide mais celui bien employé, le temps de l’homme totalement libre, le temps de cultiver son jardin selon la conclusion du Candide.

Dans le hall, Foin ne décolère pas. Il est écarlate et maugrée, au bord de l’explosion. Il fait tomber le porte-manteau en saisissant son pardessus.

— (F) Allez viens Béa, j’en ai ras la casquette. Je t’invite à déjeuner, rien que toi et moi.
— (B) Oh oui alors, pourquoi pas.
— (F) T’aimes la bidoche j’espère ? M’enfin, je dis ça. Il n’y a plus moyen de manger un bon steak dans le quartier avec tous ces buffets chinois partout. Sans parler du lobby végétarien, c’est affreux !
— (B) Alex avait un ami programmateur…
— (A) Développeur, j’ai dit.
— (B) Oui hé bien, développeur, quelle différence ça fait ? De toute façon, il était noir. Il est parti parce qu’il ne trouvait pas sa place. Depuis, il a ouvert un food-truck Sénégalais, ça marche du feu de Dieu !
— (F) Et les Indiens alors ! J’ai dirigé des colonies d’Indiens à Bangalore quand je bossais chez Beurkinson, hé bien je peux vous assurer qu’ils sentaient tous le curry.
— (B) C’est vrai que l’odeur est tenace.
— (A) Maman !
— (F) Maman ?
— (S) Maman ?
— (F) Comment ça « Maman » ? Parce que c’est ton gosse cette guenille ?
— (B) Une erreur de jeunesse.
— (A) Je ne suis pas une guenille.
— (B) Il faut dire que tu es tellement baroque. Il dort avec un Casimir.
— (S) Maramé ! La prod y est pis tombée.
— (A) Arrêtez !
— (B) Tu as pris ton traitement ? Prends tes comprimés. Tout de suite.
— (A) Je ne veux plus prendre de comprimés. Je ne suis pas malade.
— (B) Si tu es malade. Prends tes comprimés !
— (F) Il n’est pas malade. C’est un inverti ton pisseux, ça crève les gobilles.
— (A) Vous entendez ce que vous dites ?
— (B) Mais c’est toi ! Quand tu regardes tes sites là, les sites de ce genre-là, des sites sans madames, des sites qu’avec des messieurs. Tu me fais honte. Et pire encore, tu aurais fait honte à ton père.

J’ai pas répondu. Aux individus et leurs interactions. Où es-tu Frank ? Je voudrais te dédier ces quelques phrases de Saint-Exupéry :

« Mon ami, j’ai un tel besoin de ton amitié. J’ai soif d’un compagnon qui, au-dessus des litiges de la raison, respecte en moi le pèlerin de ce feu-là. Je suis si las des polémiques, des exclusives, des fanatismes ! Je puis entrer chez toi sans m’habiller d’un uniforme, sans renoncer à quoi que ce soit de ma patrie intérieure. Auprès de toi je n’ai pas à me disculper, je n’ai pas à plaider, je n’ai pas à prouver ; je trouve la paix. Au-dessus de mes mots maladroits, au-dessus des raisonnements qui me peuvent tromper, tu considères en moi simplement l’Homme. Tu honores en moi l’ambassadeur de croyances, de coutumes, d’amours particulières. Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. Moi qui éprouve, comme chacun, le besoin d’être reconnu, je me sens pur en toi et vais à toi. J’ai besoin d’aller là où je suis pur. Je te sais gré de me recevoir tel que me voici. Qu’ai-je à faire d’un ami qui me juge ? Si j’accueille un ami à ma table, je le prie de s’asseoir, s’il boite, et ne lui demande pas de danser. Mon ami, j’ai besoin de toi comme d’un sommet où l’on respire ! »

Ce matin, elle buvait son thé devant la machine. Je me suis approché.

— (A) Elle est jolie ta robe aujourd’hui, j’ai dit.
— (B) Oh merci Alex, c’est gentil. Ton T-shirt c’est… ?
— (A) Le même qu’hier oui.

Elle a souri. Pas un mot sur ce qui s’est passé.

Les disciples de Stallman se reconnaissent à leur barbe foisonnante et à leur t-shirt. Les disciples de Page ont les cheveux blancs mais se pensent éternellement jeunes au motif qu’ils portent des vestes en jean. Éternellement jeunes.

Forever young
I want to be forever young
Do you really want to live forever?
Forever, and ever

Forever young
I want to be forever young
Do you really want to live forever?
Forever, forever young

(Musique : Alphaville)

(Rappel : The Team Warmth)

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