Groupe de théâtre agile- ©2016 @lafabgrenoble

« En somme, j’ai fini par lui dire, le théâtre est un antibiotique social à spectre large ! »

J’ai senti au frémissement de ses lèvres – il serait malhonnête d’appeler cette trépidation discrète un sourire – que j’avais marqué un point. Certes la formule était un brin péremptoire, mais lui, le manager, le « serial sérieux », avait brusquement réalisé à quel point le théâtre pouvait apporter cette dynamique de changement que réclamaient ses équipes. À cet instant tu vois, j’étais passé du statut d’improverti à celui de saltimbankable. Dire qu’il aura fallu tous ces drôles de mots pour en arriver là ! Attends, il faut que je te raconte ; tu me diras ce que tu en penses. J’étais à peine assis que j’ai boulonné mon regard au sien, et j’ai lâché d’un ton grave :

Premier drôle de mot : Dithyrambe

« Tout ça, au demeurant, c’est un peu la faute des grecs, enfin je veux dire les anciens grecs, ceux de l’autre temps, celui de Knossos et des rois de Mycènes. Ils n’ont pas vraiment inventé le théâtre, du moins pas tout de suite, pas comme nous le connaissons en tout cas. Les héros et les Dieux sont célébrés par des chants et des danses festives, notamment le dithyrambe à la gloire du grand Dionysos qui préside au vin qui enivre, à la folie douce, aux sombres mystères et à l’art dramatique (CQFD : ce qu’il fallait déclamer). À ce stade, la forme est rudimentaire et peu codifiée ; le protagoniste – littéralement le premier acteur, celui qui joue devant – raconte une épopée dont il interprète tous les rôles tandis qu’un chœur fait résonner les chants sacrés. Il n’est pas rare que la cérémonie, dont la dimension incantatoire et spirituelle est intrinsèque, se déroule au cœur de la ville, typiquement sur l’agora.

Deuxième drôle de mot : Catharsis

Amphithéâtre de Syracuse en SicileL’âge d’or d’Athènes au Ve siècle av. J.-C. marque également l’acmé du théâtre antique. Les spectacles ont généralement lieu à dates fixes lors de vastes festivals, le plus célèbre étant les grandes Dionysies durant le mois de Élaphébolion. Ils ne sont plus donnés dans les temples ou en place publique, mais dans des enceintes spécialement construites pour les accueillir : θέατρον, theatron, le lieu où l’on regarde. Si les récits légendaires sont toujours de mise, d’autres thèmes sont désormais largement abordés comme la politique, les actions humaines, les mœurs, et comment les soigner. La tragédie dans la cité a acquis une visée thérapeutique.

S’il n’est un secret pour personne que l’homme est tourmenté par ses passions, Aristote et ses disciples considèrent en effet qu’il est possible de s’en affranchir dès lors qu’elle sont rendues visibles et réelles, ce que permet le théâtre. En interprétant les pires pulsions humaines – les pièces sont généralement hérissées de trahisons, parricides, infanticides, viols, incestes même, etc. – les acteurs les donnent à voir à l’assistance qui se libère de ses émotions. Adoncques la représentation – la mise au présent au sens le plus strict, c’est-à-dire rendre quelque chose présent en le montrant – permet-elle de dénouer les drames à mesure qu’ils sont joués et de purger naturellement le spectateur en séparant le bon du mauvais. Voilà tout le principe de la catharsis.

Troisième drôle de mot : Maïeutique

Cette pérambulation historique n’est pas un prétexte pour faire du passéisme à outrance, néanmoins l’exercice est passionnant de transposer celle-ci dans le contexte actuel de l’entreprise. Certes les hommes ont évolué depuis Platon et la démocratie hellénique, et la manifestation de leurs passions revêt une forme moins martiale et sanguinaire, au moins sur le lieu de travail. Force est d’admettre cependant que nombre de situations de crises, de conflits, de blocages, ou tout simplement d’enkystement face à la marche du changement procèdent de comportements – individuels ou collectifs – lesquels découlent de constructions fantasmatiques propres à chacun, conscientes ou non, qui échappent largement au périmètre légitime de l’action managériale.

Comédiens en représentationParce qu’il induit de facto une catharsis le théâtre est donc un levier d’investigation et d’intervention particulièrement adapté aux problèmes de l’entreprise qui permet une résolution collective et itérative des blocages tout en respectant l’intégrité et la sphère d’intimité des collaborateurs. Le travail que je réalise généralement avec eux offre aux équipiers une triple protection :

  • la protection du jeu qui confine l’action aux trois unités classiques : unité de temps, unité de lieu et unité d’action
  • la protection du personnage ; persona, en latin, le masque
  • la protection du groupe qui absorbe la responsabilité et s’interdit tout jugement

Une fois ce cadre posé, le jeu théâtral devient un fantastique catalyseur de transformation collective. La dimension itérative de la répétition nourrit le processus d’amélioration continue. Enfin l’humour injecte le ciment indispensable pour bâtir l’identité du groupe et offrir un socle à la construction d’une vision commune. Au fil du temps, à mesure que l’équipe gagne en maturité, l’exercice scénique devient une introspection positive, résolument agile et hautement énergisante. Changer les pratiques dans l’entreprise par le rire c’est ouvrir la porte d’une maïeutique 3.0.

En somme, le théâtre est un antibiotique social à spectre large ! »

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crédit photo : ©2016 @lafabgrenoble

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